PARCOURS
Kazuko Shiihashi est une artiste japonaise. Elle étudie d’abord le dessin et le graphisme des kimonos et du tissu à Kyoto, puis suit une formation de peinture traditionnelle à la Nippon Design School et à la Musashino Art School de Tokyo. A partir de 1980, elle expose à New-York et Tokyo. Elle est aussi présentée en musée, notamment au Tokyo Art Museum et au Musée des Beaux-arts de Nancy. En Europe, depuis sa création en 2008, la galerie Matthieu Dubuc organise toutes ses expositions dans le cadre de sa programmation à la galerie ou à l’occasion de foires d’art contemporain.
TECHNIQUES ET SUJETS
Kazuko Shiihashi manie la technique de peinture japonaise traditionnelle que l’on appelle nihonga. Elle consiste en l’utilisation de pigments issus de produits naturels, de colle organique et de feuille d’or et d’argent. Le fond puis le motif sont réalisés sur du papier artisanal marouflé ensuite sur des panneaux de bois dont la forme rappelle le paravent japonais. Dans la lignée poétique de cette tradition, l’artiste peint des sujets naturels, arbres, fleurs, eau, éclairés d’astres réalisés à la feuille d’or ou d’argent.
COLLECTIONS
Musée Ando Tadao, Tokyo
Musée des Beaux-arts, Nancy
SÉLECTION D’EXPOSITIONS
Sélection d’expositions personnelles et collectives
2010-2022
Musée Ando Tadao, Tokyo Art Museum, Japon
Galerie Matthieu Dubuc, Rueil-Malmaison
Lille Art Fair, Lille (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
AAF Bruxelles, Belgique (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
AAF Amsterdam, Pays Bas (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
Tenri, New York
Musée des Beaux-Arts de Nancy
Espace R. Casteau, Roussillon (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
Espace Galerie, Uzès (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
2000-2009
Galerie Matthieu Dubuc, Rueil-Malmaison
AAF Paris, France (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
Carrousel du Louvre, Paris (avec la Galerie Matthieu Dubuc)
Galerie Mio, New York
TenriJapanisch-Deutsche, Cologne
Galerie Cathay, Paris
Galerie JM, New York
Galerie Nycoo, New York
Galerie SushiDen, New York
Galerie Flusso, New York
Galerie JM, New York
Galerie Cathay, Paris
Espace Culturel Bertin Polrée, Paris
Galerie Botanica Garden, Brooklyn
Galerie Flusso, New York
Galerie Light Box, New York
Galerie Cast Iron, New York
FLEURS CÉLESTES
Les fleurs de Kazuko nous ressemblent.
Ce ne sont donc pas les fleurs coupées qu’affectionne l’artiste, les fleurs privées de sève que l’on met en bouquet. Il ne faut pas chercher ici de nature morte. C’est la vie qui vibre sous son pinceau, celle qui puise son énergie dans la nuit d’une terre obscure, mais généreuse, mais féconde. Le vent léger ou violent, caressant ou tourbillonnant, qui agite, qui trouble et fait murmurer la nature, figure l’épreuve de la vie. Malgré elle, malgré lui, les boutons s’épanouissent un jour dans la beauté, fructifient, puis se flétrissent – comme nous.
C’est cette merveilleuse puissance de la terre, du vent et de l’air que célèbre ainsi Kazuko dans tous ses tableaux, c’est l’immortelle Nature. Comme pour lui exprimer encore et toujours sa gratitude pour l’inestimable don qu’elle nous a fait.
Galerie Matthieu Dubuc
LES FLEURS DE SHIIHASHI RÊVENT-ELLES D’ÉTERNITÉ ?
La lune brille dans un ciel obscur qu’étoilent ici et là les fleurs de la terre. Avides de sa lumière, elles éclosent dans l’ombre pour célébrer sa gloire. La glycine s’enlace à ses rayons, les fleurs de cerisier la parent d’une fine dentelle, tandis que, épanouis sur l’eau noire, les blancs lotus la redoublent comme autant de miroirs.
Mais la nature qui croît et se corrompt sans cesse n’offre qu’une image mobile à cette lune inaltérable et toujours pleine. Le vent fait ployer les frêles coquelicots et froisse leurs fragiles pétales ; il soulève en volutes les feuilles mortes qui déjà s’effritent et paillètent la nuit ; il fait frémir dans un souffle les jeunes et fraîches pousses d’eucalyptus ; et imprime au vieux pin qui ne se soutient plus la courbure de l’orbe céleste.
Tout fuit ici, tout va ; éphémères, et cependant toujours renaissantes, les fleurs de Shiihashi rêvent-elles d’éternité ?
Galerie Matthieu Dubuc
KAZUKO SHIIHASHI AU MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE NANCY
Au musée des Beaux-Arts, à l’entrée de la salle permanente dédiée à la collection asiatique de Charles Cartier-Bresson (1852-1921) s’élance une grande branche de pin, secouée par le vent ; l’intensité des pigments naturels, bleus et vert-de-gris ainsi que les feuilles d’or et de cuivre invitent le visiteur à poser un nouveau regard sur la poudre d’or des objets en laque, la finesse des matières, les couleurs vives, le papier gaufré ou micacé des estampes polychromes. Cette œuvre en papier chiffonné et marouflé sur bois, proposée en dépôt au musée, a été réalisée par une artiste japonaise, Kazuko Shiihashi (née en 1954 à Tokyo). Les œuvres de cette artiste contemporaine s’ancrent dans le courant de la peinture traditionnelle japonaise – nihonga- , aussi bien par les techniques et les matériaux utilisés que par les motifs représentés, avec cette prédilection pour les représentations de la nature, en particulier celles de la lune, des arbres et des fleurs. Les paysages de Kazuko Shiihashi, entre évocation poétique et instant méditatif nous amènent à revisiter l’histoire de la représentation et de la place de la nature au Japon, dans la peinture, l’art décoratif, la littérature et la poésie. Les liens étroits entre l’homme et la nature sont en effet soulignés par les croyances religieuses, le shintoïsme et le bouddhisme essentiellement. Le respect de la nature a « informé» les attitudes des Japonais face à elle, entre véritable adoration et crainte. Cette extrême sensibilité a également pénétré en profondeur leurs créations artistiques. C’est ce que nous allons regarder de plus près à travers les œuvres de Kazuko Shiihashi qui font écho aux œuvres japonaises du musée.
ÉLOGE DE L’OMBRE ET DE LA MATIERE
Je veux poudrer le laque
d’or ou d’argent-
Lune sur l’auberge
Matsuo Bashô
Kazuko Shiihashi vit et travaille au Japon. Elle a commencé sa carrière en dessinant des motifs pour les kimonos à Kyoto, puis la découverte de pigments naturels l’a conduite vers la « peinture traditionnelle». Ces deux pratiques, conjuguant des pigments, des motifs, des couleurs similaires, se sont beaucoup nourries l’une de l’autre. On dit souvent que ce vêtement traditionnel japonais est à mi-chemin entre la surface et le volume. Déplié, le tissu du kimono a toujours la même forme et la composition de son décor s’aborde presque comme sur une feuille de papier. Ce glissement entre « art décoratif » et « beaux -arts » s’est fait très naturellement, montrant qu’au Japon la frontière entre ces deux domaines, si elle n’est pas complètement inexistante, est particulièrement poreuse. La distinction entre « artistes» et « artisans» n’est en effet pas aussi forte qu’en Occident, puisque ces derniers ont souvent, indifféremment, déployé leurs talents sur plusieurs supports.
Quand Kazuko Shiihashi parle de sa création et des frontières ténues entre art décoratif, peinture et poésie, elle évoque le magnifique texte de Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, publié en 1933, dans lequel l’auteur livre ses pensées sur la conception japonaise du beau. Sur un ton presque désinvolte et avec beaucoup d’humour, Tanizaki explique comment « les Japonais ont pénétré les mystères de l’ombre et avec quelle ingéniosité ils ont su utiliser les jeux d’ombre et de lumière » et comment ce goût esthétique a pénétré toute la création, la décoration architecturale, les vêtements jusqu’aux objets rituels et du quotidien.
Par exemple, à propos de la poudre et des feuilles d’or que l’on retrouve dans la grande majorité des peintures de Kazuko Shiihashi, dans les paravents et les plus beaux laques de la collection Cartier-Bresson, Tanizaki rappelle leur vocation à être regardés dans la pénombre et non pas en pleine lumière et explique ainsi l’extraordinaire faveur dont jouissaient les objets décorés à l’or. Une grande partie des œuvres de Kazuko Shiihashi met en scène un paysage crépusculaire, éclairé délicatement par une pleine lune en feuille dorée. L’artiste nous donne à voir ce « morceau de lumière », entre clarté et ombre qui, comme deux faces inséparables d’une même beauté, nous offrent des clés pour comprendre l’art japonais.
Les shôji sont ces parois de papier qui ferment les pièces des maisons traditionnelles : « c’est précisément cette lumière indirecte et diffuse qui est le facteur essentiel de nos demeures ( … ). Nous nous complaisons de cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d’apparence incertaine ( … ), cette pénombre vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais. » Le papier japonais, support et texture de prédilection de nombreux artistes, a en effet un rôle central dans l’art japonais: « Les rayons lumineux semblent rebondir à la surface du papier d’Occident, alors que celle du hôsho ou du papier de Chine, pareille à la surface duveteuse de la première neige, les absorbe mollement. De plus, agréables au toucher, nos papiers se plient et se froissent sans bruit. Le contact en est doux et légèrement humide, comme celui d’une feuille d’arbre ». Cette phrase de Tanizaki résonne lorsque l’on s’approche au plus près des œuvres sur papier de Kazuko Shiihashi. Marouflé sur bois, le papier révèle sa « surface duveteuse» et le relief silencieux de ses plis, derrière les pigments naturels aux différentes densités. L’artiste explique qu’elle froisse ce dernier avant de peindre, recherchant la profondeur, ainsi que l’ombre, dans la matière elle-même et non pas dans la perspective. Les pigments minéraux sont travaillés de manière traditionnelle, liés avec de la colle de peaux d’animaux (le nikawa) avant d’être appliqués sur le papier en plusieurs couches. Le nikawa est pour ainsi dire « vivant» et doit être manipulé avec attention afin qu’il ne durcisse ou ne pourrisse pas.
MUR DE VENT
Le papier froissé, doré et peint de Kazuko Shiihashi se déploie sur des panneaux de bois, toujours identiques (90 x 30 cm) qui, assemblés entre eux, varient entre des longueurs de 1, 2 et 3 mètres. Le grand format est, pour l’artiste, le moyen le plus adéquat de laisser s’exprimer « la nature et le cosmos ». Et le découpage visible en panneaux, assemblés de manière rectiligne ou parfois légèrement décalés, est partie intégrante de la composition des œuvres, comme si cette scansion régulière de l’image donnait un rythme à sa lecture. Ce découpage rappelle les feuilles des paravents traditionnels. Cloisons coulissantes et paravents sont en effet des spécificités de la peinture japonaise puisque ces éléments décoratifs et « structurels » ont permis le développement d’une peinture de grand format, pouvant se déployer dans l’espace et autour de laquelle le spectateur est amené à se déplacer. Le paravent japonais, dit byôbu (« mur de vent» ), utilisé pour séparer les intérieurs, a servi de support aux peintures des plus grands artistes du VIlle siècle jusqu’à la période d’Edo (1615-1868), tout en étant meuble d’apparat. Déployé pour des occasions particulières, il est un moyen d’embellir une pièce et de magnifier la place d’honneur. Ainsi, dans les pièces publiques, ces décors peints ont aussi, à l’origine, une fonction politique, symbolique et morale, à travers la représentation de héros, la célébration de la faune et de la flore ou encore le passage des saisons.
Un des paravents de la collection Cartier-Bresson est emblématique de ce déploiement sur fond doré d’un paysage idéal évoquant le rythme du temps qui passe. Au recto, on reconnaît les « trois amis de l’hiver » : le pin, le bambou, aux feuilles toujours vertes et le prunus en fleurs, mais aussi le cerisier printanier, le ginkgo et l’érable aux feuilles rouges d’automne. Les nombreux oiseaux, dont les fameuses grues du Japon, symbole de longévité, volent parmi les fleurs des quatre saisons, grand thème classique de la peinture depuis le XVIe siècle. En effet, à la suite de Kanô Eitoku (1543-1590) et son paravent Fleurs et oiseaux , les artistes ont repris ce thème en privilégiant les compositions de grande taille et les gros plans qui plongent le spectateur directement dans la nature.
LE PIN, ICONOGRAPHIE DE BON AUGURE
Dans la peinture d’Extrême Orient, en Chine et au Japon, le paysage est le sujet le plus noble. Le mot« paysage» correspond d’ailleurs à l’association de deux idéogrammes « montagne» et « eau» (sansui), les arbres figurant un élément central de chaque représentation.
Jaillissement de Kazuko Shiihashi s’inscrit dans toute une tradition de représentations de l’arbre et du pin en particulier, l’un des plus représentés puisqu’il symbolise longévité et sagesse. Le pin se contente de très peu, ses puissantes racines peuvent s’agripper sur des rochers abrupts, ses aiguilles résistent à la sécheresse de l’été et au gel de l’hiver. Ses branches noueuses lui donnent une allure de vieillard, le pin peut en effet atteindre plusieurs centaines d’années. Ainsi, au-delà de la beauté du déploiement de ses branches qui se découpent dans le reste du paysage, le pin incarne également les vertus confucianistes que sont l’altruisme, la stabilité et la force. Pour toutes ces raisons, le pin a été très souvent représenté par les
artistes, au sein d’un paysage ou comme élément décoratif.
Les pins sont aussi très souvent associés à d’autres éléments naturels ou à des animaux à forte connotation auspicieuse, par exemple, la grue du Japon (tsuru) symbolisant également la longue vie, l’immortalité et la bonne santé. C’est pourquoi ces motifs se retrouvent sur les décors des pièces de réception, sur les paravents, les vêtements, les présents pour la naissance ou le mariage. Cette iconographie de bon augure, essentielle pour lire et comprendre les arts décoratifs japonais, est visible sur différents objets de la collection Cartier-Bresson: manches de couteau, boîte de miroir, laques pour un trousseau de mariage. Pins et grues sont associés à la tortue, au prunier, au bambou ou encore au mont Horai, tous motifs traditionnels de bon présage. Une autre image archétypale mettant le pin en scène est L’Île aux Pins (Matsushima). Elle fait partie de ces lieux célèbres, non pas parce qu’ils sont souvent visités, mais parce qu’ils sont chargés de connotations poétiques et picturales. Parfois célébrés depuis l’ Antiquité, ils ont donné naissance à toute une tradition de représentations littéraires et plastiques tmeisho-ey.
Jour et nuit
qui m’attend à l’île des Pins?
Mon amour contrarié
(Matsuo Bashô)
« Correspondances »
La représentation de la nature dans l’art japonais obéit, en effet, à tout un ensemble de références littéraires et poétiques. Ce sont les poètes qui ont d’abord décrit la nature, en l’idéalisant et ont établi des séries de correspondances avec les saisons ou les émotions qui sont encore valables aujourd’hui.
Ainsi, cette poésie de la nature, très codifiée, a donné naissance à de véritables genres picturaux dès le Xe siècle: la peinture des quatre saisons (shiki-ei, la peinture des fêtes mensuelles ou des douze mois, tsukinami-e et la peinture des lieux célèbres meisho-e). Provenant de la peinture chinoise, on trouve encore d’autres catégories: la peinture dite de « plantes et insectes» (sôchûga) ou de « fleurs et oiseaux» (kachôga). Le terme générique« Fleurs, lune, neige » (setsugekka) pour désigner ce type de peinture sous-entend bien la notion du passage des saisons. Leur rythme régulier permettait aussi de transcender l’aspect éphémère de la vie et donnait à la représentation un pouvoir auspicieux, pouvant faire référence également à l’harmonie de la société.
Certaines peintures de la collection Cartier- Bresson s’inscrivent vent dans la catégorie « setsugekka » ou « fleurs et oiseau ». Outre le paravent évoqué plus haut, Oiseau et lotus de Kanô Yasunobu est un très bel exemple de ce type de peinture. Ce kakemono (littéralement « objet accroché ») est une peinture sur rouleau, destinée à être suspendue dans le tokonoma (alcôve) de la pièce principale, accompagnée d’un objet d’art ou d’une composition florale qui varie le plus souvent en fonction de la saison. L’ harmonie née de leur association est fondamentale. Sur cette peinture, les lotus évoquent la pureté et l’eau de l’étang. Le chant du petit oiseau, bruant à longue queue (hôjiro), évoque aussi l’été, comme les lotus qui fleurissent à cette saison. Lors de la chaleur de l’été japonais, ces représentations sur kakemono devaient apporter une sensation de fraîcheur. L’Étang bleu de Kazuko Shiihashi et ses pigments aux tons bleus verts et violets, nous transportent aussi dans la moiteur de l’été. L’étang de lotus est, de plus, un thème traditionnel de la peinture bouddhiste chinoise et japonaise: il évoque la terre pure du bouddha Amida que les fidèles espèrent rejoindre après la mort. Les correspondances implicites entre plantes et saisons ont irrigué l’art japonais, jusque dans les estampes ukiyo-e. Sans rentrer dans les spécificités de ces dernières, nous pouvons citer une estampe de Hiroshige dans la collection du musée représentant une des multiples vues du Mont Fuji : les plantes dessinées au premier plan sont reconnaissables comme une évocation des « sept plantes d’automne» (aki no nanakusa). Courantes dans les arts décoratifs, ces fleurs signifient au spectateur qu’il est devant une scène d’automne.
Topoï littéraires et poétiques,la nature et les paysages de Kazuko Shiihashi révèlent toute l’histoire de ces images.
Le chemin du vent rappelle le thème de« la lune au-dessus des herbes folles » sur la plaine de Musashino en automne, objet de nombreux poèmes et peintures. Sur un fond de jaspe noir et bronze doré, un vent puissant vient s’engouffrer dans les miscanthus, panaches de graminés (susuki) et feuilles d’automne, illuminés par une pleine lune dorée et orangée. À propos du topos de la « lune sur la sente d’une lande », Jacqueline Pigeot cite un célèbre waka (quintain de trente-et-une syllabes) du poète Kujô Yoshitsune (1169-1206).
Le terme de ma route
Ne fait qu’un avec le ciel: Plaine de Musashi
Des herbes de la lande émerge
La clarté de la lune
La pleine lune de la mi-septembre, réputée la plus belle, est présente dans toute la tradition poétique. Des centaines, peut-être des milliers de poèmes ont été composés sur la lune: lune ennuagée, lune claire, lune après la pluie, lune sur la mer, sur un îlot, au-dessus d’un jardin, d’un ermitage, suscitant le regret, nostalgie, amertume, apaisement. La poésie japonaise n’a eu de cesse, en effet, de louer les beautés de la nature ; les waka et les haïkus (tercet de dix-sept syllabes) en sont les plus belles réussites. L’essence de ces poésies est dans leur brièveté, le poète ne cherchant pas à décrire la nature qu’il a sous les yeux mais à évoquer, l’instant et la sensation qui en découle.
Un moment
nuit de lune
sur les fleurs
ah des nuits de printemps
le clair de lune incertain
Matsuo Bashô
Les vagues de la glycine, sous une « nuit de lune», sont peintes délicatement dans La nuit de la grande glycine. Le violet est l’une des teintes les plus précieuses et l’abondance des grappes tombant de leur sarment raconte
un moment en suspens, un épanouissement qui appelle le passant à trouver refuge dans ce parfum du printemps.
Bashô ne s’y était pas trompé lors de son voyage au pays de Yamato :
Cherchant une auberge
Fatigué
Ah! ces fleurs de glycine
Le plateau de la collection Cartier- Bresson, décoré de fleurs de glycines enlaçant les branches de pins, est aussi une image courante qui évoque simultanément le printemps et la sensualité de la relation amoureuse selon l’expression japonaise « l’ homme est un pin, la ferrune est une glycine ». De même, une sensation de plénitude à l’éveil du printemps émane de l’élégante composition, L’Éveil, où se détachent de nombreux iris dans la nuit éclairée par une lune immense.
Fleurs des marais, les iris fleurissent au printemps et annoncent l’été; ils accompagnent aussi le voyageur et ses racines symbolisent la profondeur des sentiments. Les iris font partie des fleurs les plus connotées et invoquent toute une série d’images et de textes.
Feuilles d’iris des marais
je les noue
aux lanières de mes sandales
Matsuo Bashô
Un des passages des Contes d’Ise, recueil d’histoires courtes du début de l’époque Heian (794-1185) est sûrement le plus célèbre de ces textes: un jeune poète, en voyage dans les provinces de l’Est, en un lieu dit des « Huit Ponts» près d’une rivière est inspiré par de magnifiques iris et compose un acrostiche à partir des syllabes du mot « iris » (kakitsuhata) en ancien japonais, évoquant la nostalgie de l’épouse aimée laissée à la capitale. Les iris sont l’un des motifs préférés des artistes du courant pictural Rinpa, justement en raison de leur référence poétique. Une des œuvres les plus célèbres est la série des paravents du Pont aux huit coudes que Ôgata Kôrin (1658-1716) consacre à ce passage des Contes d’Ise. Chef-d’ œuvre incontournable de l’art japonais du début du XVIIème siècle, la version du Musée de Nezu est encore plus évocatrice, grâce au rythme des groupements d’iris aux couleurs vertes et bleues, appliquées selon la technique caractéristique du tarashikomi, qui se détache sur le fond doré et donne l’illusion de la profondeur. L’artiste excelle dans les compositions originales, jouant sur les lignes et les différents plans.
DESSINER LA NATURE
L’évocation du dessin de la nature, entre peinture et art décoratif, ne peut être complète sans celle du courant pictural Rinpa, dont Kôrin est le chef de file. Avec Tawaraya Sôtatsu (?-1649), ce dernier a influencé une génération d’artistes tout au long de l’époque Edo et même au delà, Leur style se caractérise par des couleurs vives, souvent sur des fonds de feuille d’or, par une composition claire, stylisée et rythmée et audacieuse, jouant sur des décentrages, les pleins et les vides, Comme évoqué précédemment, les thèmes sont le plus souvent empruntés à la littérature classique (Contes d’Ise, Ditdu Genji ... ), ainsi qu’aux motifs de fleurs et d’herbesê -, surtout pour la branche du courant Rinpa à Edo, se développant autour de Sakai Hôitsu (1761-1828) et Suzuki Kiitsu (1796-1858). Kazuko Shiihashi dit admirer grandement les créations de ce dernier, considéré comme l’un des derniers maîtres de l’École Rinpa. Mais surtout, ces motifs ne se limitent pas à la peinture et s’étendent aux autres arts décoratifs, (céramique, laque, tissus … ). On dit que Kôrin a transcendé les limites entre peinture et tissus et que son frère Kenzan (1663- 1743), celles entre peinture et céramique.
La grande notoriété de Kenzan est visible dans la collection Cartier-Bresson puisque l’une des pièces en céramique, est certainement une imitation de ses innovations graphiques. L’utilisation du plomb et de la nacre sur le plateau aux glycines de la collection est également un héritage de Kôrin. Ce courant a attiré l’attention des Occidentaux dès l’ouverture du Japon à la fin du XIXe siècle, et a joué un rôle non négligeable dans la naissance du japonisme, aux côtés des estampes ukiyo-e.
L’Art Nouveau trouvant ses nouvelles sources d’inspiration dans la nature, des fleurs des champs jusqu’aux insectes, s’est donc tourné de manière évidente vers ce courant Rinpa. Les artistes « complets » de ce mouvement évoluant avec le même sens esthétique sur tous les supports ont indéniablement trouvé un écho dans l’Art Nouveau qui avait pour dessein d’élever les Arts décoratifs au rang des Beaux-Arts.
Le regard sur la nature, dévoilée par les peintures de Kazuko Shiihashi et les quelques œuvres japonaises du musée, a montré que ses représentations ne peuvent être dissociées de la littérature et de la poésie. Ainsi, les éléments naturels que l’on retrouve dans ces œuvres sont l’essence même de la sensibilité japonaise. Une expression est, à ce titre, révélatrice: « Ka-chô-fû-getsu » dont la traduction des idéogrammes correspond à « Fleur, oiseau, vent, lune », signifie justement « l’acte de savourer la nature et de mieux se connaître soi-même à travers l’expérience de cette beauté».
Kazuko Shiihashi
Le chemin du vent ou la voie de la nature dans l’art japonais
Par Tizulu Maeda (Attachée de conservation – Musée des beaux arts de Nancy – Extrait de la revue Péristyle – déc. 2014.)
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